Tu as changé à l'adolescence. On ne se souvient pas trop de la date précise, on a choisi de ne pas se souvenir de ce qui t'a fait changer à ce point.
Tu as toujours été un poids, Lenore.
Une douleur sourde, un point de côté qu'on n'arrive pas à ignorer. L'enfant négligée, longs cheveux noirs emmêlés et regard torve. Sur les photos de famille, tu as fais tache, et puis un jour, tu n'étais plus sur aucun cliché.
Tu criais, griffais, mordais. Tu étais un monstre à nos yeux, le genre qu'on aimerait mettre sous un tapis ou dans un placard, et oublier jusqu'à ce qu'il refasse surface.
Nous étions fatigués de toi. Il fallait toujours veiller à ce que tu ne te fasses pas mal, à ce que tu restes intacte, parce que de nous tous, c'est toi qui utilisais le mieux ton pouvoir - tu voyais ça comme un jeu, une mauvaise farce, ta propre douleur ne te faisait pas sourciller.
Tu faisais hurler Papa, pleurer Maman.
Et puis un jour, tu t'es renfermée. Tu n'as plus voulu nous parler. C'était peu avant que tu ne traverses la mer pour trouver un nouvel endroit où te cacher, un autre pays où nous fuir. Fais donc, va. Disparais.
Ce qui a provoqué ce changement restera à jamais un secret familial, comme la petite fille féroce et bruyante que tu étais, celle qui a disparu, qui s'en est allée.



Il t'observe, toi tu détailles chacun de ses traits, nerveuse, tu te tords les doigts, perce d'une canine ta lèvre inférieure, tu essaies d'évacuer ton stress d'une manière ou d'une autre. Finalement, il cille et te souffle d'arrêter. Sa propre lèvre saigne, et la culpabilité te ronge le cœur. Il vient chercher ta main, qui te paraît squelettique dans la sienne, chaude et tendre. Lui, il t'a toujours compris. La colère, la rage, il la connaissait. Vous étiez animés de la même fureur instinctive, quelque chose qui vous relevait à chaque fois que vous tombiez, enfants. Mais lui, il avait su l'apprivoiser, l'adoucir en quelque chose de chaud, de généreux, d'agréable. Il était devenu le feu du foyer, une étreinte qu'on aurait souhaité éternelle. Toi, tu n'avais fais que piétiner les braises pour les éteindre, dans l'espoir qu'elles ne se ravivent pas. Tu ne savais pas y faire avec les sentiments, positifs comme négatifs. Tu n'avais jamais su y faire, malgré tout l'apprentissage qu'il avait essayé de te donner.

(C'est fini), il murmure, les mots lui coûtent. Tu le regardes sans comprendre, le visage dénué de la moindre expression. Tu restes là sans bouger, le silence s'étire, son visage se mue en une expression gênée, il lâche ta main pour se frotter le menton, embarrassé. (Allez, Lenore), tu aimes bien la simplicité de ses mots. Rien ne te prépare pour la dureté de ceux qui suivirent, (débarrasse-moi le plancher.)



Quand tu es engagée à la FEAH, c'est désespérément seule. Tu ressembles à un petit nuage de pluie, qui ne souhaiterait que devenir un nuage d'orage, ou une éclaircie, sans savoir quelle voie choisir. Tu n'as même pas essayé de postuler à Saint-Ange : ton curriculum vitae est misérable, et tu as même l'impression que le directeur te prend en pitié. Tu n'as pas l'impression d'avoir eu une vie, jusqu'ici. Une vie sociale, n'en parlons pas. Mais une vie tout court non plus. Tu as enchaîné les petits boulots en même temps que tes études. Et quand il t'a jetée dehors, tu as essayé de te garder intacte, en fait, tu as tellement étudié, encore et encore, que désormais ton pouvoir n'est même plus un problème. Tu as inventé ce tour de passe-passe, cette méthode, ce petit soulagement. Tu pointes du doigt, et tu réalises ton souhait, tu te blesses. Ca fonctionne, tu as l'impression d'être la meilleure. Et maintenant, tu te détends. Reste seulement une douleur sourde, un point de côté que tu arriverais presque à oublier.